Violence symbolique et rapports sociaux de domination
Par Ahmed Hafdi
Notons d’emblée que nous envisageons dans ce papier, autant que faire se peut, du moins d’appréhender les contours de ce concept de « la violence symbolique », sinon d’en interroger quelques manifestations sociales. Ce syntagme conceptuel traverse et structure la pensée du sociologue français Pierre Bourdieu. Normalien, agrégé de philosophie, devenu sociologue, sa pensée aura profondément marqué les sciences sociales de la seconde moitié du XXème siècle. Une œuvre foisonnante, « les héritiers », « la reproduction », « la distinction », « la misère du monde », pour ne citer que ceux-là, il s’emploiera à dévoiler les mécanismes de reproduction des inégalités sociales, appliquant sa méthode à l’éducation, la culture, aux pratiques artistiques et d’autres questions du champ social. Stimulé toujours par le souci de rendre justice aux dominés, il va connaitre une grande renommée, des partisans enthousiastes, des ennemis féroces aussi. Universitaire, en plus d’une chaire de sociologie dans le prestigieux Collège de France, il deviendra une figure emblématique du grand public au cours des années 90 de par son engagement en faveur des mouvements sociaux et contre le néo-libéralisme. Environ vingt ans après sa mort en 2002, on peut dire aujourd’hui de ce sociologue qu’il était « un indigné » ! « La violence symbolique » chez Pierre Bourdieu apparaît comme une contribution majeure à la compréhension des processus de reconnaissance, qui a été une thématique centrale dès ses premières recherches d’ethnologie en Kabylie jusqu’à ses derniers écrits. Elle permet d’élucider le processus d’acceptation à la soumission aux rapports sociaux de domination, fondé sur la reconnaissance des dominants par les dominés et la méconnaissance des fondements constitutifs de ce rapport.
La violence symbolique peut donc paraitre abstraite et difficile à élucider. Elle se définit comme une notion désignant une forme de violence « douce », peu visible et non physique, qui s’exprime à travers les normes sociales et qui s’observe dans les structures sociales. Selon Bourdieu, elle s’exerce avec la complicité tacite de ceux qui la subissent et de ceux qui l’exercent dans la mesure où les uns et les autres sont inconscients de subir cette violence. Pour illustrer notre propos, un exemple du mécanisme de ce concept dans ses œuvres, notamment « la reproduction », « les héritiers » et « la distinction », (1) où il traite de l’institution scolaire, de l’art, des goûts, de la culture… L’héritage – capital symbolique, culturel, social – est ainsi analysé comme un vecteur de reproduction de la hiérarchie sociale. L’école est considérée comme une instance clé d’attribution des positions sociales. Elle s’appuie ainsi sur un capital symbolique et des dispositions culturelles héritées pour assurer la reproduction des positions sociales. La famille est essentielle dans ce mécanisme de reproduction puisqu’elle est à l’origine de la transmission de la culture valorisée par l’école. En somme, selon Bourdieu, toute action pédagogique est objectivement une violence symbolique en tant qu’imposition, par un pouvoir arbitraire, d’un arbitraire culturel « arbitraire au sens où il ne procède d’aucune nature des choses ou nature humaine, selon un mode d’arbitraire d’imposition et d’inculcation ». (2)
Rappelons aussi un essai polémique de Bourdieu sur la télévision, justement intitulé « Sur la télévision » où il souligne que « la masse n’est pas uniforme », il conteste l’idée selon laquelle il y aurait une unité du public des médias de masse. En effet, peu de gens lisent les journaux, donc la télé est le média principal. La télévision est alors présentée comme un « instrument de maintien de l’ordre symbolique » et Bourdieu qualifie l’audimat de « Dieu caché de cet univers qui règne sur les consciences ». (3) Il considère que « l’habitus populaire » est tellement marqué par les mutations profondes de la société que les individus ne sont plus en mesure d’être protégés par les mystifications des médias. La domination est désormais intériorisée. C’est ainsi que la télévision opère une forme pernicieuse de violence symbolique. Le façonnement des dominés s’opèrent à travers des mécanismes de soumission aux exigences du marché exerçant une emprise sur les divers champs de production culturelle, artistique, scientifique…
Dans son essai sur « la domination masculine », Bourdieu rappelle que « l’habitus » est étroitement lié à « la violence symbolique », et du coup à la légitimation de la domination. En effet, dans son analyse de la société kabyle qui est caractérisée par un ordre social fondé sur la division des objets et des activités selon l’opposition entre le féminin et le masculin, Bourdieu explique comment fonctionne la domination masculine en tant que structure et activité quotidienne : une vision du monde sexuée s’inscrit dans nos habitus ; l’habitus est sexué et sexuant. C’est la notion d’habitus qui nous donne la clé théorique pour l’analyse de la division du travail entre les sexes, décrit souvent et en détail dans les textes des sociologues féministes, et c’est certainement la clé pour comprendre comment « le monde social construit le corps, à la fois comme réalité sexuée et comme dépositaire de catégories de perception et d’appréciation sexuantes ». (4) Bourdieu attire donc l’attention sur l’importance de la violence symbolique « qui fait l’essentiel de la domination masculine ». Développé plus tôt, surtout dans « L’esquisse d’une théorie de la pratique » (5), ce concept est particulièrement utile pour l’analyse des rapports sociaux de sexe puisqu’il ouvre au regard sociologique tout un éventail de phénomènes qui sans ce concept, resteraient en dehors de l’analyse systématique. Même si la violence physique, la contrainte, la coercition et l’intimidation sont loin d’être négligeables dans les interactions entre femmes et hommes, on aurait du mal à expliquer la puissance sociale de la domination masculine sans recourir à la violence symbolique. Cette violence qui n’est pas perçue en tant que telle parce qu’elle n’est rien d’autre que l’application d’un ordre social, d’une vision du monde enracinée dans l’habitus de la dominée et du dominant.
Le concept de violence symbolique propose ainsi une explication du maintien de l’ordre social inégalitaire par l’incorporation par les dominés des classifications et hiérarchisations au sein des institutions sociales (marché du travail, système d’enseignement, famille etc.). La légitimité est à la fois la condition, le produit et l’enjeu de la violence symbolique. Elle est souvent utilisée dans le cadre des analyses sur la reproduction sociale ou sur les rapports de domination (de classe, de genre, de race) qui constituent des éléments de structuration de l’ordre social à travers l’intériorisation des hiérarchies et des normes sociales. De ce fait, Bourdieu affirme dans « Esquisse d’une théorie de la pratique » qu’elle est même le principe d’efficacité de toute obéissance. Elle peut être définie comme l’ensemble des signes dont l’émission contribue à faire passer une domination basée sur un rapport de forces pour naturelle, et donc légitime. Si la violence physique est un moyen incontournable pour obtenir l’obéissance nécessaire à l’ordre social, la violence symbolique est plus efficace dans la mesure où elle est subtile et invisible. En effet, elle appartient à la famille des phénomènes symboliques (pouvoir, domination, etc.) théorisés par Bourdieu, qui témoignent de la dimension psychologique profonde de la socialisation. Elle ne doit pas être confondue avec une servitude volontaire, parce que la connivence de l’agent assujetti n’est pas un acte conscient et délibéré. Pour agir ainsi, elle emprunte des voies discrètes qui échappent à l’intelligence et à la conscience, comme certaines dispositions du corps et de l’esprit à l’égard des structures sociales. Ainsi, l’ordre social se légitime par le biais de manières de penser, de se tenir et de se comporter. Alors que la violence physique produit une obéissance éphémère, la violence symbolique génère des effets durables. Ce processus idéologique de naturalisation de la domination permet de conforter et de reconduire l’ordre existant sans difficulté. Pour Bourdieu, cette légitimation tacite et inconsciente constitue une « méconnaissance » du dominé, qui l’entraîne à accepter « un ensemble de supposés fondamentaux […] que les agents sociaux engagent du simple fait de prendre le monde comme allant de soi, c’est-à-dire comme il est, et de le trouver naturel parce qu’ils lui appliquent des structures cognitives qui sont issues des structures mêmes de ce monde » (Réponses, pour une anthropologie réflexive)
Par ailleurs, la violence symbolique dispose de relais dans l’ordre social, notamment l’Etat. Étant donné la position centrale qu’il occupe au sein de nos sociétés, l’État joue un rôle majeur dans l’exercice de la violence symbolique. À propos de ce rôle, Bourdieu, paraphrasant Weber, soutiendra que l’État détient le monopole de la violence symbolique légitime. C’est à titre de structure organisationnelle et d’instance régulatrice des pratiques que l’État « institue et inculque des formes symboliques de pensée commune, des cadres sociaux de la perception, de l’entendement ou de la mémoire, des formes étatiques de classification ou, mieux, des schèmes pratiques de perception, d’appréciation et d’action » Ainsi, compte tenu du mode d’exercice de son pouvoir, l’État moderne n’a pas à distribuer des ordres, ni à imposer une contrainte disciplinaire pour accoucher d’un monde social ordonné ; il lui suffit de « produire des structures cognitives incorporées qui soient accordées aux structures objectives et de s’assurer ainsi la soumission doxique à l’ordre établi » (6).
En somme, Bourdieu considère que l’ordre social est traversé par de multiples rapports de domination, entre groupes sociaux ou entre classes sociales. La structuration inégalitaire du monde social est purement arbitraire car rien n’est en mesure de la fonder: elle n’est autre qu’une institutionnalisation progressive, dans le cours de l’histoire, des rapports sociaux de domination. Et si la violence symbolique est au service d’un ordre social établi ou d’une certaine doxa, comment contourner ses effets durables? Comment rompre avec les structures incorporées ? Selon Bourdieu, « la violence symbolique » ne porte pas en elle une fatalité irrévocable, il demeure possible de renverser le sens de son exercice ou encore d’en inverser les effets. Une invite donc à révoquer l’ensemble des rapports de domination qui contribuent à enraciner l’ordre des choses !
Notes
(1) P. Bourdieu, et J.C. Passeron,(1970) La reproduction : Eléments d’une théorie du système d’enseignement. Paris. Ed. de minuit, coll. « le sens commun »
- Bourdieu, (1979) La distinction, Critique sociale du jugement. Paris. Ed. de minuit.
(2) Pierre Bourdieu et J.C. Passeron, (1964) Les héritiers : les étudiants et la culture. Paris. Ed. de minuit.
(3) Pierre Bourdieu, (1996) Sur la télévision suivi de l’empire du journalisme. Paris, Ed. Liber
(4) Pierre Bourdieu, (1998) la domination masculine, Paris, Ed. du Seuil
(5) Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant,(1972) Esquisse d’une théorie de la pratique précédé de trois études d’ethnologie kabyle, Genève, Droz,
(6) Pierre Bourdieu,(1997) Méditations pascaliennes. Paris. Ed. du Seuil