Regards sur cette boite noire qu’est la classe
Dr. BoyaElmustapha(Inspecteur pédagogique)
Introduction
Dans tous les domaines d’activités, il y a une demande de plus en plus forte de la compétence. Les sociétés sont devenues de plus en plus exigeantes. Les professionnels mauvais ou médiocres sont de moins en moins tolérés. La professionnalisation est devenue alors au centre des préoccupations dans tous les secteurs d’activité. Dans les métiers de la médiation, par exemple, le travail consiste à transformer une relation entre les pôles d’une situation d’interactivité. Cette transformation nécessite des acteurs compétents. Dans le cas des métiers de l’éducation et de la formation, l’analyse de pratiques pédagogiques est un élément qui contribue efficacement au développement des compétences des praticiens. C’est dans ce courant d’idées que nous avons rédigé Cet article qui s’articule autour de quatre points. Le premier tente d’élucider ce qu’est une situation de travail. Le deuxième essaie de montrer que l’activité s’inscrit dans une situation où l’acteur est emporté, qu’il le veuille ou non, par un processus de sélection que la situation du travail impose. Le troisième point donne au lecteur un aperçu bref sur une recherche s’intéressant à l’analyse de pratiques pédagogiques, analyse considérée comme élément contribuant au développement des compétences des acteurs dans les métiers de l’éducation et de la formation. Le dernier point met en relief l’importance que peut revêtir l’encadrement pédagogique dans l’optimisation et l’innovation au sein du système éducatif.
-Les dimensions d’une situation du travail en classe
Dans le cadre du travail d’enseignement, on doit différencier trois niveaux qui délimitent une situation de travail : le travail, la tâche et l’action. Faverge (1955) définit le travail comme étant « […] une conduite par laquelle un acteur cherche à s’adapter à une démarche active aux caractéristiques d’une situation » (cité par Pastré, 2002). La tâche est une notion qui relève du monde du prescrit c’est « ce qu’il y a à faire »(Leplat, J., 1977). Il s’agit d’une fiche présentant d’une manière linéaire les différents mouvements d’une séquence pédagogique par exemple avec un souci de rendre compte de la totalité de l’action. L’action est la plus importante, c’est « ce que l’on fait » disait encore Leplat.Lors de l’activité, tout ce qui particularise le sujet se mobilise. C’est un moment de l’expansion de la subjectivité et d’un certain « usage de soi » comme disaient certains chercheurs. L’activité est marquée par deux faits : le déroulement singulier des actions et la singularité des sujets qui s’y engagent.
Dans le travail de classe, la prescription est aussi importante. Les praticiens peuvent remarquer facilement que le travail réel ne correspond jamais exactement au travail prescrit. C’est dans cet écart où une grande part est laissée à la créativité du sujet. « Dans cet écart il y a toute la contribution que chaque opérateur doit apporter pour donner au prescrit son effectivité » (Astier, 2003).Dans une situation de travail en classe, l’enseignant repense la tâche, la réorganise et la transforme même en fonction des situations concrètes qui varient d’une manière incessante.
- L’activité est un moment inclus dans une dynamique sélective
En partant des constats issus de notre longue expérience dans le domaine de l’encadrement pédagogique, nous pouvons conclure que dans une situation de travail en classe, chez un enseignant, on peut facilement distinguer quand on se réfère à la prescription entre « ce qui est fait » et « ce qui n’est pas fait ». Il y a des choses que le sujet ne peut pas faire, d’autres choisit de ne pas les faire et qui demeurent en lui mais sans trace dans son action. On peut se demander alors si toute l’activité se donne à la conscience du sujet lors de l’action.
En mettant en œuvre, entre autres, l’entretien à postérioricomme outil de travail lors de notre activité professionnelle d’encadrement pédagogique, nous avons pu relever certains faits importants qui rendent compte de l’agir enseignant. Le procédé du questionnement a mis en exergue le fait que la totalité de la pratique n’est pas accessible directement par ce procédé. Cela peut s’expliquer au moins par trois arguments.
Le premier tient au fait qu’il semble que l’activité ne se donne pas à la conscience d’une façon totale. Une partie de cette activité reste inconsciente, notamment les éléments qui forment l’ossature de l’action. Et alors, nous avons observé l’absence de ces éléments dans le discours des sujets lors de l’entretien à postériori.
Le deuxième argument relève du fait que dans cet entretien,le sujet sélectionne ce qu’il va communiquer à autrui à propos de l’objet sur quoi porte l’interactivité. Il soumet ce qu’il va publier à un filtre dont le fonctionnement dépond des facteurs déterminant son identité professionnelle. Mais nous avons constaté que la dynamique, la rigueur scientifique et la confiance dans le dialogue aident les sujets à l’élaboration et à l’extériorisation de tout ce qui est subjectif et qui peut être difficilement dévoilé sans ces conditions. Des travaux ont montré que la variation des interlocuteurs engendre des énoncés différents. C’est ce que Clot et Faita (2000), dans leurs confrontations croisées, ont essayé de montrer.
Le troisième argument tient au fait que la vie socioprofessionnelle offre une multitude de pratiques générées par la routine professionnelle. Celle-ci est alimentée parfois par des idées issues des routines des autres et qui se répandent et prennent place d’une manière accrue dans le cas de l’absence du soutien et du suivi. Ces routines et les idées qu’elles génèrent ont un grand impact sur la constitution de l’expérience professionnelle.
Toute activité n’est pas isolée du contexte socio-professionnel dans laquelle elle se place. Que le sujet le veuille ou non, il se trouve au sein d’une dynamique professionnelle donnant lieu à des « faire » par rapport auxquels le sien se démarque et se positionne.
L’entretien à postériori, ayant pour objet la pratique du sujet, constitue une continuité de la conceptualisation se situant à l’extérieur de l’action. Cet aspect de l’analyse de pratiques pédagogiques est d’une grande importance en matière de formation. Sa nature le dote d’un pouvoir énorme de mettre en rapport le travail et la formation. Elle renforce l’apprentissage professionnel à l’occasion du travail par les rétrospections et les anticipations auxquelles elle se donne.
- Regard bref sur une recherche
Dans un travail de recherche que nous avons entrepris récemment pour obtenir le Doctorat, nous avons pu montrer, dans une perspective didactique, comment l’analyse de pratiques pédagogiques s’appuyant sur l’enregistrement des séances de lecture a donné lieu à un dispositif d’expérimentation dont les effets régulateurs des apprentissages est significatif.
Dans cette perspective que nous privilégions, nous avons examiné la question de départ qui décline en un questionnement qui touche un certain nombre de point concernant l’enseignement de la lecture au primaire marocain, depuis le stade des premiers apprentissages jusqu’à celui de la lecture experte.
Dans ce travail de thèse, l’analyse de pratiques pédagogiques est l’outil principal de traitement de la question de recherche. Cette analyse se base sur « une reconstitution à postériori de fragments de l’action professionnelle » (Astier 2003) à partir d’un enregistrement dont on est appelé à dégager le sens. Dans le cadre de cette analyse, nous avons mis en avant le fait que l’activité entreprise favorise chez les acteurs la « prise de conscience de l’organisation et de la signification de l’action » (ibid). Cela, à notre sens, la dote d’un pouvoir formateur important que l’on se situe soit dans le cadre piagétien, psychanalytique ou même dans le cadre d’un praticien réflexif.
Notre thèse est bouclée par une expérimentation qui marque la possibilité de régulation qui est en fait le résultat de l’analyse entreprise dans ce travail. Cela fait qu’une multitude d’opérations de régulation peuvent prendre leur origine de ces résultats.
Le développement des pratiques en classe devraient partir de la classe, telle est l’implication principale de notre thèse. C’est dans le circuit apparemment fermé de la classe vers la classe où se passent les opérations qui sont incontournables pour un spécialiste de l’ajustement, du redressement et de la régulation. L’expérimentation a mis en relief les effets formateurs de l’analyse de pratiques pédagogiques. Le rapport entre le travail et la formation se trouve alors au centre de la réflexion didactique et la formule former par l’action et pour l’action gagne du terrain.
Le retour sur la pratique permet de partager la réflexion à partir d’un vécu ou d’un observé. Dans ce modèle, que nous avons largement investi dans notre pratique professionnelle d’encadrement, nous tentons toujours d’articuler l’action et la réflexion sur cette action. Autrement dit, réfléchir sur l’action en cours de l’action. Cette réflexivité devait faire partie des compétences des enseignants. Le Boterf disait : « le professionnel doit avoir la capacité de se distancier. Aussi bien par rapport à la situation que par rapport à ses pratiques. Il doit être capable de réflexivité. » (2006, p.17).
En outre la réflexion sur les pratiques, le développement de la posture réflexive fait appel à l’apprentissage sur soi, à la résolution de problèmes dont l’intérêt est le sens de l’action, pour soi d’abord et pour celui à qui elle est destinée ensuite, et à l’évaluation permanente de son engagement.
Pour un enseignant, au-delà des compétences de savoir, savoir-faire et savoir-être, l’exercice du métier nécessite avoir une posture réflexive qui lui permet de se retourner sur l’action. Ce retour engendre les régulations nécessaires selon le niveau où l’analyse qui en découle se situe.
- Professionnaliser c’est former des acteurs créateurs
Si nous on se réfère par exemple à la place de la conscience phonologique dans l’apprentissage de la lecture, nous savons que plusieurs travaux de recherche ont monté la corrélation entre l’acquisition de la conscience phonologique et l’apprentissage de la lecture. Ce constat nous a permis de mettre en œuvre les implications de ces travaux, d’une part, dans l’exercice de notre métier d’encadrement pédagogique, d’autre part, de les rendre parmi nos préoccupations académiques. Rendre son métier un domaine de recherche scientifique et de préoccupation académique et une direction, à notre sens, qui doit être mis en place selon des structures qui garantissent la pertinence. Lier la recherche et l’action développe sans doute les secteurs qui les abritent. Le concept de conscience phonologique et ses implications didactiques, par exemple, sont devenus très familiers au sein du groupe de professeurs auxquels nous assumons le suivi en matière d’encadrement.
Dans un aspect de nos préoccupations académiques, nous avons attribué à cette notion une place importante dans l’expérimentation qui a bouclé notre travail de thèse mentionné ci-dessus. Cette expérimentation constitue une forme de la mise en œuvre de la synthèse d’une réflexion sur les pratiques pédagogiques dans les classes. Elle est alors le fond du travail des cadres de l’encadrement pédagogique (inspecteurs). On voit alors que la réponse aux questions qui gênent les systèmes éducatifs peut se trouver quelque part aux seins de ces systèmes. Et parfois des choses considérées comme des innovations peuvent être des choses déjà familières dans les secteurs concernés.
Conclusion
Dans tous les domaines du secteur du travail, les opérateurs développent, certes leurs compétences professionnelles dans l’action. Dans les systèmes de l’éducation et de la formation, l’optimisation du développement des compétences nécessite des méthodes évaluatrices et régulatrices des pratiques. Dans ces systèmes, « l’analyse de pratiques pédagogiques (…) est un outil qui permet aux enseignants et aux formateurs d’entreprendre les régulations des apprentissages. [en outre] (…) [la] possibilité [qu’elle offre] de concevoir la formation initiale des enseignants, elle doit être une discipline autonome dans les formations destinées aux (…) [professionnels des] métiers d’enseignement » (Boya, 2016, p.281). Dans le même cadre d’idées, « le développement des pratiques en classe devraient partir de la classe (…) C’est dans le circuit de la classe vers la classe que se passent les opérations qui contribuent à l’ajustement des pratiques enseignantes » (ibid. P.9).